A quoi pense-t-il, Nicolas Sarkozy, quand on enterre sa jeunesse ? Ce samedi 15 mars, en l'église Saint-Pierre de Neuilly, on célèbre Philippe Grange, un homme qui l'avait aimé. M. Grange l'avait accueilli chez les gaullistes, au temps de l'acné et des cheveux dans le cou. Il lui avait appris les rudiments de la politique. Ensuite, Sarko était allé plus loin, Grange était resté à Neuilly, il est mort premier adjoint. C'est une messe d'enterrement et la fin d'un monde... Charles Pasqua est derrière le président. Sarko lui avait volé la ville, séduisant une bourgeoisie qui n'avait jamais accepté l'ex-VRP de Ricard. Quelle époque ! Grange l'avait bien aidé, et un autre élu, Roger Teullé, caution notabiliaire de l'ambitieux Nicolas. C'est si loin... Nicolas Sarkozy est sanglé dans son costume noir. Sébastien Grange, le fils du défunt, se retient pour ne pas sombrer. Arnaud Teullé, le fils de Roger, lui tapote l'épaule, fraternel. Etrange moment. Arnaud Teullé est candidat à la municipale et Sébastien est sur sa liste. Ils vont perdre, et tout le monde le sait. Ils sont pourtant les héritiers du sarkozysme et plus encore : les enfants de ceux qui gouvernent Neuilly depuis toujours. Mais le monde a basculé et Sarkozy n'est plus d'ici.
Quand la voiture présidentielle descend l'avenue du Roule, Jean-Christophe Fromantin lève la tête, amusé. Il est au Marly, un café où il reçoit ceux qui attendent sa victoire, mères de famille et entrepreneurs high-tech. Il parle nouvelles technologies et synergies. Il s'interrompt.
«Sarkozy... Ca n'a pas été facile de lui dire non, tout de même !» Le lendemain, Fromantin sera élu maire de Neuilly avec 61% des suffrages. Ses amis chanteront la geste du citoyen-candidat qui a résisté à l'Eysée et a gagné avec eux la ville du président ! Ensemble tout devient possible ? Au fond Fromantin a réveille Neuilly comme Sarkozy avait dopé la France. Et il l'a prise, tout de culot et de détermination, à la Sarko en somme ! Et cela c'est fait si vite, en > quelques mois..
Jean-Christophe Fromantin n'a jamais rien demandé à personne avant le printemps 2007. Il croit en Dieu et en sa famille. Citoyen de Neuilly depuis plus de vingt ans, il s'occupe de l'aumônerie à la paroisse Saint-Pierre. Il a voté Sarko à la présidentielle. Il est marathonien, conseille des boîtes à l'export, croit au new deal sarkozyen. Et puis, patatras ! Un matin, il lit le journal : Joëlle Ceccaldi-Kaynaud est candidate aux législatives dans la vieille circonscription de Sarkozy. Ceccaldi ? Pour Fromantin, la maire de Puteaux est «une héritière incompétente, l'antithèse de ce que j'attendais». Ca lui prend d'un coup. Il se présente et lance un blog. Il fait 10% sur la circonscription, 15% à Neuilly. Ainsi, il en est d'autres qui ne veulent plus des ayants droit ?
Fromantin se révèle à lui-même. Ses détracteurs disent que ce modeste affiché s'aime beaucoup. Sans doute. Sarkozy lui-même ne se déteste pas ! En tout cas, Fromantin a contracté le virus. Il décide d'aller aux cantonales, peut-être, ou aux municipales à Neuilly. Quelque chose se passe, de très contemporain. Internet, les parents d élevés, de simples citoyens qui se disent que, même à Neuilly, les choses peuvent bouger ? La France d'en bas. Sauf qu'à Neuilly la France d'en bas a du répondant. Christophe Aulnette, ancien PDG de Microsoft France, un quadra ludique et implacable, devient le général de la campagne. C'est la démocratie participative greffée sur l'esprit de conquête des libéraux. «On ne connaissait rien au microcosme politique, dit Aulnette. Notre liberté a été notre force !» Fromantin et Aulnette tendent à Neuilly un miroir qu'elle ne peut refuser. Elle n'est plus la ville rancie d'une bourgeoisie immobile, le fief domestiqué des ayants droit du régime, mais une cité «bourrée de talents, d'entreprises, de leaders d'opinion» ! Comment résister à cela ?
Sarkozy, lui, ne voit rien. De l'Elysée, il a désigné David Martinon pour prendre la ville. Diplomate et porte-parole de l'Elysée, quel beau maire pour Neuilly, après le vieil intérimaire Bary ! Mais les héritiers veillent. Arnaud Teullé notamment. Il attend la mairie comme un héritage. Parce que son père, parce que Sarkozy. Toute sa vie, il n'a fait que construire dans le système. Il a été attaché parlementaire et membre de cab, il réglait les lumières dans les meetings, chahutait les réunions des adversaires, il travaille à l'Elysée... Il a 41 ans et il est blessé. «J'aurais aimé qu'un jour le président me dise : «Mais je ne savais pas que tu voulais la mairie !»Et je lui aurais dit : «Vous étiez bien le seul à ne pas le savoir..»» Mais Sarko ne lui demandera jamais rien.
On connaît la suite. Martinon débarque en terrain miné. Il est poignardé par Teullé et Jean Sarkozy, le fils du président, qui s'est découvert une vocation de prince héritier. Et soudain l'UMP panique. La ville du président va être perdue ! Alors, Patrick Devedjian s'en mêle. Il est le patron de l'UMP, le président du conseil général. C'est son boulot de réparer les dégâts. Donc, récupérer Fromantin. Il le contacte. «Devenez notre candidat !» Mais Fromantin refuse. «Je ne veux rien devoir à personne.» Alors Sarkozy intervient. Il reçoit le manant, une fois, deux fois. Fromantin et Aulnette sont ébahis de leur propre audace, dans le palais présidentiel : «Il faut reprendre des gens de l'UMP sur votre liste», dit Sarkozy. Il donne des noms. «Jean, son fils, notamment, c'était évidemment important pour lui», dit Fromantin. Mais Fromantin refuse encore. Sarkozy se fâche. Puis s'adoucit. Guéant s'en mêle. Devedjian insiste. Finalement, Fromantin prendra quelques vétérans des anciennes équipes, pour éclairer les bizuts sur les arcanes de la mairie. Le naïf sait mener sa barque ! Le jour de son adoubement officiel à l'UMP, il souffle à Devedjian : «Vous ne dites pas que vous m'investissez, simplement que vous me soutenez.» Et Devedjian : «D'accord, mais vous souriez.»
Fromantin sourit. Teullé est vexé. Il monte une liste avec des militants UMP. Balkany, qui déteste Devedjian, le soutient. La campagne sera irrespirable. Dans un geste qu'il espère habile, Teullé offre sa place aux cantonales à
Jean Sarkozy. C'est son cadeau au roi, l'assurance d'un soutien, au moins d'une neutralité ? Teullé est un naïf. Rassuré pour son fils, Sarko est apaisé. Seul Jean lui importait. S'il est casé, plus de problème. Il contemplera la bataille de loin et finira même par adouber Fromantin, dans un geste royal : une invitation au dîner d'Etat donné en l'honneur de Shimon Pères. «Voici le futur maire de Neuilly», dira Sarko au vétéran israélien. Fromantin, que ses adversaires neuilléens, mezza voce, taxent faussement d'antisémitisme, savoure le geste. Il est invité à entrer dans le système... Mais est-ce si désagréable ?
Pendant ce temps, la boue recouvre Neuilly. La bourgeoisie qui s'oublie. Le soir du premier tour, on se bat dans l'hôtel de ville. «On m'a traitée de sale juive», raconte aujourd'hui une lycéenne, fille d'une candidate de Teullé. Dov Zérah, numéro trois de Teullé, prétend également avoir été insulté. Mais il ne portera jamais plainte. Fromantin est bousculé. Neuilly bascule dans la haine. Même l'Eglise est entraînée dans la bataille. Un jeune prêtre, François Dedieu, s'est mêlé de ce qui, croyait il, le regardait : «Si des chrétiens s'engagent en politique, ce n'est pas pour manier l'insulte et la calomnie, rage-t-il. On est la bouche en coeur le dimanche à l'église, mais, pour une élection, on se comporte de manière indigne ?» Il l'a écrit à des paroissiens qu'il connaît, «des paroissiens des deux listes», jure-t-il. Mais un de ses e-mails, adressé à un candidat de Teullé, est dévoilé. Voilà la preuve, jurent les partisans de Teullé : Fromantin est soutenu par l'Eglise, il est une menace pour la laïcité ! Aux obsèques de Philippe Grange, les curés ont même voulu interdire Teullé de parole !
Mais la polémique ne prend pas. Fromantin est en marche. Ses amis juifs se mobilisent en retour et organisent sa protection. Le dimanche soir, les 62% de Fromantin ne mettent pas fin à la guerre. «Je vais me battre, et l'UMP devra choisir», jure Teullé, pas guéri. On l'interroge : dans six ans, si Fromantin échoue, Jean Sarkozy viendra prendre son héritage ? «Contrairement à mon ami Jean Sarkozy, je suis au conseil municipal, où tout se passe.» Fromantin, lui, caresse sa victoire comme un miracle prometteur. Avec Aulnette, il s'interroge sur les moyens de durer. Ignorer l'UMP, la prendre de l'intérieur, essaimer ? La politique, quand on y met le doigt...
Claude Askolovitch
Le Nouvel Observateur
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